Je suis en train de lire Lettres à un jeune poète de Rilke (1875-1926). C’est la première fois qu’un chapitre d’un livre me frappe si fort que je le relis plusieurs fois. Naturellement, je me sens obligé de partager ce texte si actuel. C’est l’extrait d’une lettre qu’envoie Rilke à un de ces disciples que je t’ai recopié ici, comme pour mieux me l’imprégner. Elle m’est tout bonnement adressée aussi et certainement à toi, à tous :
Borgeby Gard, Fladie, Suède, le 12 août 1904
» (…)Vous avez eu de nombreuses et grandes tristesses qui sont passées. Et vous dites que même le fait qu’elles aient passé vous a été pénible et fut débilitant. Mais demandez-vous, je vous en prie, si ces grandes tristesses ne vous ont pas traversé plutôt qu’elles n’ont passé? Si bien des choses en vous ne se sont pas transformées, si vous même quelque part, en quelque endroit de votre être, vous n’avez pas changé tandis que vous étiez triste. (…) S’il nous était possible de voir au-delà des limites où s’étend notre savoir (…) peut-être alors supporterions nous nos tristesses avec plus de confiance que nos joies. Elles sont, en effet, ces instants où quelque chose de nouveau à pénétré en nous, quelque chose d’inconnu; nos sentiments font silence alors, obéissant à une gêne effarouchée, tout en nous se rétracte, le silence se fait, et ce qui est nouveau, que personne connaît, se tient là, au centre, et se tait.(…)
Nous sommes seuls, en effet, face à cette étrangeté (la tristesse) qui est entrée en nous ; car, pour un temps, tout ce qui nous est familier, tout ce qui est habituel nous est ravi ; nous sommes, en effet, eu cœur d’une transition où nous ne savons pas nous fixer. C’est aussi la raison pour laquelle la tristesse est passagère(…). Il serait facile de nous persuader qu’il ne s’est rien passé ; mais nous avons pourtant bien changé, comme change une maison où un hôte est entré. (…) Plus nous sommes silencieux, patients et disponibles lorsque nous sommes tristes, et plus ce qui est nouveau pénétrera profondément et sûrement en nous, mieux nous le ferons nôtre.(…) Il est nécessaire – et c’est vers cela que peu à peu doit tendre notre évolution- que nous ne nous heurtions à aucune expérience étrangère, mais que nous ne rencontrions que ce qui, depuis longtemps, nous appartient.(…)
Et si nous en revenons à parler de la solitude, il sera toujours plus évident que ce n’est là, au fond, rien qu’on puisse choisir ou quitter. Nous sommes solitaires.(…) Celui qui, presque sans préparation ni transition, est transporté d’une pièce familière au sommet d’une haute montagne devrait éprouver quelque chose d’analogue ; un sentiment d’insécurité inouïe, le sentiment d’être livré à l’indicible l’anéantirait presque. Il s’imaginerait tomber, ou se croirait propulsé dans l’espace, dispersé en mille morceaux : quel mensonge extraordinaire son cerveau ne devrait-il pas inventer pour rattraper la situation de ses sens, et pour en rendre compte. C’est ainsi que se transforment pour qui devient solitaire toutes les distances, tous les critères. Beaucoup de ces transformations se produisent subitement, et elles ont pour conséquence de faire apparaître, comme chez cet homme soudain transporté au sommet d’une montagne, des représentation insolites et d’étranges sensations qui semblent se développer au delà du supportable. Mais il est nécessaire que nous fassions aussi cette expérience-là. Il nous faut accepter notre existence au si loin qu’elle peut aller ; tout et même l’inouï doit y être possible. C’est au fond le seul courage qu’on exige de nous ; être courageux face à ce que nous pouvons rencontrer de plus insolite, de plus merveilleux, de plus inexplicable. (…) Ce n’ est pas en en effet, la paresse seule qui est responsable du fait que les rapports humains se répètent sans innovation et de manière si indiciblement monotone ; c’est plutôt la crainte d’une quelconque expérience inédite et imprévisible qu’on s’imagine ne pas être de taille à éprouver. Mais seul celui qui est prêt à tout, celui qui n’exclut rien, pas même ce qui est le plus énigmatique , vivra la relation à quelqu’un d’autre comme si elle était quelque chose de vivant, et y jettera même toute son existence. Car si nous nous représentons cette existence individuelle comme une pièce plus ou moins vaste, on constatera que la plupart n’ont à pris à connaître qu’un recoin de leur espace, une place devant la fenêtre, un trajet où ils vont et viennent. Ainsi ont-ils le bénéfice d’une certaine sécurité. (…)
Nous n’avons aucune raison d’éprouver de la méfiance à l’égard de notre monde, car il n’est pas tourné contre nous. S’il recèle de peurs, ce nos peurs ; des abîmes, ils sont nôtres ; présente-t-il des dangers, nous devons tenter de les aimer. (…) Peut-être tout ce qui est effrayant est-il, au fond, ce qui est désemparé et qui requiert notre aide. (…) Vous devez alors penser que quelque chose se produit en vous, que la vie ne vous a pas oublié, qu’elle vous tient en main et ne vous laissera pas tomber. Pourquoi voudriez-vous exclure de votre vie une quelconque inquiétude, une quelconque souffrance, une quelconque mélancolie(…)? Pourquoi vouloir vous persécuter avec la question de savoir d’où provient tout cela, où tout cela vous mène t-il? Puisque vous savez que vous êtes en pleine transition, et que vous ne désirez rien tant que vous transformer. Si quelque processus en vous est morbide, sachez alors que la maladie est le moyen par lequel un organisme se débarrasse de ce qui lui est étranger ; il faut, dans ce cas, simplement l’aider à être malade, à faire en sorte que sa maladie se déclare et se développe tout à fait, car c’est ainsi qu’il progresse.(…) En vous, il se passe actuellement tant de choses ; soyez patient comme un malade, et confiant comme un convalescent, car peut être êtes-vous l’un et l’autre. Et davantage : vous êtes aussi le médecin qui doit veiller sur lui-même. Or il y a, dans toute maladie, bien des jours où le médecin ne peut rien faire qu’attendre. (…)
Ne vous examinez pas trop. Ne tirez pas de trop hâtives conclusions de ce qui vous arrive, laissez-le tout simplement se produire (…).
Vous rappelez-vous à quel point cette vie a voulu sortir de l’enfance, aspirant aux « grandes choses »? Je constate aujourd’hui que, à partir de grandes choses, elle continue d’aspirer aux plus grandes. C’est pourquoi elle ne cessera pas d’être difficile, mais c’est aussi pourquoi elle ne cessera de croître.
Et si j’ai encore une chose à vous dire, j’ajouterai ceci : ne croyez pas que celui qui cherche à vous réconforter vit sans difficulté parmi les mots simples et tranquilles qui, parfois, vous font du bien. Sa vie est pleine de peine et de tristesse, et reste très en deçà de la vôtre. S’il en était autrement, il n’eût jamais su trouver ces mots.
Votre
Rainer Maria Rilke »
C’est génial, voilà que celui qui est présenté comme le plus grand poète par certains est un auteur qui me ressemble! Ce qui est plutôt normal vu la portée universelle de ces textes…
Cher lecteur ne quitte pas encore cet article. Voilà maintenant l’allégorie de la caverne de Platon racontée en 5 minutes ici : Allégorie de la caverne.
Ces vérités là me touchent car elles sont remplies d’espoir. C’est un bonheur aussi de savoir que Platon et Rilke illustre mes croyances et me confortent dans mes visions de la souffrance, du trouble comme transformation, de l’évolution. Je retrouve mêmes les caractéristiques de la bipolarité et de la folie dans ces deux œuvres. La dépression est très présente lorsqu’ils parlent de souffrance, douleur, tristesse mais aussi la crise maniaque avec l’image de la montagne chez Rilke et celle de la lumière qui éblouie chez Platon. Dans l’allégorie de la caverne, l’homme, une fois qu’il redescend dans la caverne après avoir goûté à la réalité authentique, est rejeté par les autres, incompris, et tué… Comme moi, comme nous, à l’exception près de ne pas avoir été totalement tué malgré le fait que lors de l’hospitalisation, il y a des choses en nous qui se meurent.
J’ai écouté une conférence donnée par des professeurs qui expliquaient cette allégorie (ici), j’ai été surpris que ces chercheurs littéraires aux travaux souvent compliqués avaient une interprétation très simple avec laquelle je suis d’accord de ce mythe.
Le problème de cet homme qui se libère, c’est qu’il sort seul de la caverne. Il n’a personne avec qui partager sa découvert, un regard extérieur qui la confirme, sans être pris pour un fou et il lui faudrait une stabilité surhumaine pour ne pas devenir fou, seul avec cette réalité. Tout ça pour dire, que nous avons la chance aujourd’hui de ne pas être seul avec cette expérience. Nous sommes beaucoup à être sorti de la caverne, à avoir été ébloui par une réalité brillante et inconnue, à être redescendu dans la caverne (la réalité commune, la société) et à être désormais incompris, confus, seul, hors service, hors système, hyper sensible, HS. Je pense que cette opportunité est très nouvelle dans l’Histoire. Cette opportunité de pouvoir se rassembler, échanger se rencontrer entre héros et héroïnes de Socrate.
C’est une certaine Sophie et un certain Miloud, deux HS qui ont eu leur petit voyage en dehors de la caverne, qui m’ont mis ce texte et cette vidéo sous les yeux. Comme quoi, il y a une véritable force créé par nos rencontres.
Si tu as lu jusqu’ici bravo! Tu as toute ma reconnaissance 🙂
Bon week end,
W.